Leader et solitude
Un gestionnaire me racontait dernièrement qu’il se préparait à une rencontre où il allait présenter sa vision d’un projet auprès des intervenants concernés. Il avait travaillé de longues heures à se préparer et à développer un plan d’action, mais se sentait stressé quant au déroulement de la rencontre. Certaines personnes allaient résister à ses idées, et il se demandait comment aborder la situation. Il en avait même perdu le sommeil les dernières nuits.
Je lui ai donc demandé : « Ne serait-il pas pertinent, plutôt que de mettre toute cette énergie à préparer ton plan d’action et à définir comment convaincre les personnes concernées, d’arriver bien sûr avec ta vision, mais d’élaborer avec les personnes concernées ce projet tant souhaité? Et s’ils ne sont pas d’accord avec ton plan d’action, que feras-tu? » Sa réponse fut : « Et bien c’est moi le leader et c’est ma responsabilité de donner la vision. »
Malheureusement, nombreux sont les leaders surresponsabilisés qui subissent cette vision de leur leadership et créent de la détresse en eux et autour d’eux. On retrouve alors non seulement des leaders anxieux de devoir « tout savoir » pour « bien performer », mais aussi des employés anxieux de ne pas comprendre le sens des changements qu’on leur propose, faute d’implication dans les décisions qu’ils devront mettre en place.
C’est donc la notion même de leadership qu’il nous faut questionner et comprendre pour continuer à faire progresser nos organisations.
Leader et leadership
On a longtemps associé la fonction de leader à la personne qui donne la vision et à laquelle d’autres se rallient. Bien que ce rôle du leader demeure toujours important, le leadership est aujourd’hui davantage dans la capacité à créer une vision partagée. En tant que leader, mon rôle n’est pas seulement de transmettre ma vision aux autres, mais bien d’amener les personnes concernées à créer ensemble une vision qui deviendra la nôtre.
Critiquant le culte de la personnalité dans la littérature sur le leadership, Henry Mintzberg, professeur émérite de management à l’Université McGill, parle aujourd’hui de « communautéship » (La Presse, 2007). Il s’agit d’atteindre un meilleur équilibre entre la place que prend le leader et « la reconnaissance de l’apport des processus collectifs dans la vitalité de nos organisations et de nos sociétés ».
Le président du Collège des médecins du Québec, le Dr Yves Lamontagne, insistait aussi récemment sur l’importance de reconnaître ce visage collectif du leadership : « Dans le passé, nous formions un médecin pour qu’il soit le meilleur dans son domaine. C’est bien, mais ce dont nous avons réellement besoin, aujourd’hui, ce n’est plus tant d’être le meilleur, mais bien d’être meilleurs ensemble ».
Nous sommes effectivement dans un monde de plus en plus interactif où la légitimité du gestionnaire ne repose plus sur sa possession de l’information, mais sur sa capacité à en faire émerger un sens. Un sens qui fera que des personnes libres et intelligentes auront envie de travailler ensemble.
L’auteur en management Hervé Sérieyx (2005) parle de la nécessité de développer un « management multiplicateur », un management qui « multiplie les intelligences interactives autour d’objectifs partagés. »
Leadership et processus collectifs
Plusieurs facteurs contribuent inexorablement à la prépondérance de la notion de partage dans le leadership d’aujourd’hui et de demain.
Tout d’abord, la complexité grandissante de nos environnements de travail nous conduit à collaborer de plus en plus avec des personnes issues de différents domaines, cultures ou organisations, pour produire ou donner ensemble de meilleurs services.
De plus, l’augmentation de la quantité d’informations à gérer et la spécialisation des métiers font qu’il est devenu illusoire qu’une seule personne puisse prétendre tout savoir ou tout contrôler.
D’autre part, on retrouve une main-d’œuvre de plus en plus scolarisée et habituée à exprimer ses idées. Ces personnes ne souhaitent plus seulement être de simples exécutantes, mais recherchent aussi un environnement de travail où l’on fera appel à leurs idées, où elles feront partie des décisions, et où le sens deviendra un facteur clé de motivation.
En effet, pour Estelle Morin, professeure à HEC Montréal, un des quatre facteurs contribuant à la santé psychologique au travail est « que les gens puissent participer aux décisions qui les concernent, qu’ils sentent qu’ils ne sont pas uniquement des courroies de transmission, mais qu’ils peuvent influencer les décisions avec lesquelles ils auront à travailler. » Dans une économie du savoir où la matière première est l’intelligence des personnes, l’art du leadership devient encore plus un exercice de mise en commun.
Enfin, la légitimité croissante de certaines valeurs féminines au travail contribue elle aussi à l’émergence de cette vision plus équilibrée du leadership. Des qualités comme l’écoute, la reconnaissance, la compassion, l’intelligence émotionnelle, par exemple, sont devenues des caractéristiques clés du leadership contemporain (Boyatzis & McKee, 2005). Ces valeurs s’expriment dans un leadership qui favorise la collaboration et l’alchimie des personnes autour d’objectifs communs.
Leadership et sens partagé
Si le leadership est la capacité de guider vers l’avant, une équipe aura du leadership si elle guide vers l’avant, ensemble. Pour Peter Senge, co-auteur du livre « Presence » (2004), le message est clair : « une communauté de leaders ou pas de leadership du tout ».
Selon Senge, la gestion du changement et la transformation de nos organisations ne peuvent se réaliser par les décisions d’un « super-DG » ou d’un petit groupe d’élite, mais bien par la mise en œuvre d’une culture commune, où le préposé au stationnement tout comme le directeur général de l’établissement sont engagés au service d’un même projet. Le guide n’est plus tant la personne que la vision commune.
Pour Franco Dragone, créateur de spectacles pour le Cirque du Soleil et Céline Dion, « ce qui est important, c’est le sens qu’on partage ensemble. Mon guide est la recherche de sens. » Pour Dragone, le leader est responsable de mettre en place cette vision commune et d’y demeurer ancré. Faute de quoi, Dragone parle du « syndrome d’autisme », cette graduelle perte de conscience, parmi les multiples tâches et urgences, du sens et de l’intention de ce qui avait été vraiment voulu à l’origine.
Dans ces cas de perte de direction, un leadership éclairé ramènera à l’intention originale avec la question : « Que voulons-nous vraiment faire de ce projet? »
Leadership d’équipe et co-création
Une directrice générale me confiait dernièrement sa déception vis-à-vis de son équipe de direction : « Ils ne parlent pas. Il faut que je décide tout. Pourtant, ils devraient assumer leurs rôles de leaders. », me disait-elle.
Mais après avoir assisté à l’une de leurs rencontres, j’ai bien constaté que la DG laissait peu les choses se dire. Femme intelligente et d’action, elle savait bien prendre en main la discussion, mais avait peu de temps à « perdre » pour solliciter les différents points de vue et bâtir une réflexion d’équipe. Trop peu de temps était investi pour laisser le leadership partagé se développer jusqu’à créer la responsabilisation nécessaire à la mise en œuvre des décisions.
Pourtant, le leadership est inévitablement un acte de dialogue, mot qui vient du grec « dia-logos » ou « avancer avec les paroles ». Acquiescer à l’idée du patron quand on n’y croit pas n’est pas un signe d’intelligence collective ou de leadership. Alors que favoriser le débat des idées permet à l’intelligence du groupe de se développer. La loi du silence étouffe la créativité et prépare inévitablement les erreurs ou les abus, faute d’intelligence collective.
Le partage génère de véritables œuvres d’efficacité et même d’harmonie et de beauté. Le chef d’orchestre Jean-Marie Zeitouni (2008) choisit d’éviter le style « maestro qui sait et qui impose », pour privilégier un leadership qu’il décrit comme un exercice en deux mouvements. Il se doit tout d’abord, comme chef, de connaître la pièce dans son ensemble et de définir sa propre vision de ce qu’il souhaite interpréter. Mais, au moment des répétitions, à la rencontre des autres intelligences, un processus s’enclenche où il reste ouvert à enrichir son interprétation des diverses contributions.
Petit à petit, une alchimie se crée au gré des différents ajouts et imprévus, jusqu’à ce que l’interprétation finale soit devenue une véritable co-création, une œuvre commune bien plus grande que la vision première, et dont tous partagent la fierté du résultat final.
Même au-delà du cadre de nos organisations, le scientifique humaniste Albert Jacquard (2005) plaide pour une « démocratie de l’éthique », c’est-à-dire la capacité humaine de définir ensemble ce qui est bien et souhaitable. Comme il nous le rappelle : « Le surhomme n’est pas un homme, mais l’ensemble des hommes. »
Sens partagé et travail en réseau
L’importance de ce concept de sens partagé est reconnue par l’ensemble des auteurs qui abordent la gestion en réseau.
Pour Hervé Sérieyx, par exemple : « une pyramide se dirige par des ordres et un réseau se dirige par du sens. L’organisation en réseau implique le partage par tous ses acteurs d’une vision commune, de valeurs, de principes. Le “que faisons-nous ensemble?” constitue l’origine fondatrice puis le moteur fédérateur du réseau. »
Pour Réal Jacob, professeur à HEC, l’élément clé du travail en réseau repose sur la définition d’un intérêt supérieur commun. Sans cette conscience partagée, il ne reste que les jeux de pouvoir des intérêts particuliers, ou bien l’hyperactivité chronique qui nous excuse d’oublier de nous parler et de bien définir le sens de nos actions.
Effectivement, puisque le travail en réseau rassemble des personnes ou des groupes libres et autonomes autour d’un objectif commun, la définition de ce dernier devient essentielle. S’il n’y avait qu’une seule question à se poser pour développer le leadership d’une équipe, ce serait : « Que veut-on faire ensemble? ». Trop facile? Essayez-le pour voir!
Leadership partagé en pratique
De nombreuses approches tentent de faciliter cette émergence d’un leadership partagé. L’enquête appréciative (Appreciative Inquiry) en est un exemple novateur développé à l’Université Case Western Reserve à Cleveland. Cette méthodologie se distingue par son application de la psychologie positive au développement organisationnel.
D’après David Cooperrider, son initiateur, la capacité à coopérer se développe en s’appuyant sur les forces plutôt que sur les problématiques. La créativité et l’innovation ne peuvent exister quand on est trop préoccupé par les erreurs à éviter ou par les défectuosités à réparer (Barret & Fry, 2008).
L’enquête appréciative est une approche visant à générer une vision commune, du plus grand potentiel possible, en découvrant tout d’abord le meilleur des expériences partagées dans le passé. Quatre grandes étapes en structurent la démarche :
- la découverte : ce que nous faisons de mieux;
- le rêve : la vision de ce que nous souhaitons pour le futur;
- le dessein : nos objectifs et nos priorités;
- la destinée : nos plans d’action.
Au-delà de l’enquête appréciative, plusieurs autres approches respectées (Approche Forum Ouvert ou Open Space Technology, Theory U, Presencing, World Cafe) s’appuient également sur des méthodologies participatives visant à ce que chacun et chacune dans l’organisation soit partie prenante de la stratégie. Que ce soit par des méthodologies sophistiquées ou par une simple rencontre d’équipe, l’intention est de permettre aux personnes de définir et d’aspirer à des ambitions communes. Margaret Wheatley nous rappelle que : « Il n’y a rien de plus puissant qu’une communauté qui découvre ce à quoi elle aspire le plus. »
Essayez ceci : vous pouvez vous organiser vous-même une rencontre d’équipe en répondant ensemble aux deux questions qui suivent et en identifiant les éléments qui vous rassemblent.
- Qu’apprécions-nous le plus du travail que nous faisons ensemble, et que souhaitons-nous le plus conserver pour le futur? Cette question vous informera sur vos valeurs communes.
- Si je nous imagine dans (période de temps qui vous convient), à quoi ressemblerons-nous? Cette question vous permettra d’identifier une vision ou une direction partagée.
Cette démarche, à la fois stratégique et de consolidation d’équipe, peut vous accompagner dans le développement d’un réel leadership partagé.
Leadership, espoir et santé
Le mot leadership qui veut dire « guider vers l’avant » implique inévitablement une dose d’espoir dans la direction proposée. Nous élisons des leaders politiques dans l’espoir qu’ils nous guident vers un futur meilleur. Nous choisissons des leaders dans nos organisations dans l’espoir qu’ils guident leurs projets et leurs équipes vers un futur meilleur. L’espoir est intrinsèque au leadership.
Les leaders sont des personnes qui en mobilisent d’autres autour de la croyance qu’ensemble ils pourront réaliser quelque chose de meilleur, de plus grand que chacun d’eux séparément. Regardez un groupe d’enfants qui jouent : que l’un d’eux lance « hey, on joue à ça! », et tous se rallient avec l’espoir que le jeu sera amusant. Pour le créateur Franco Dragone, la question est de savoir si nous avons la capacité de voir notre futur comme grand.
Dans « Les nouveaux défis du leadership », Boyatzis et McKee (2005) parlent de l’espoir comme étant un élément clé du leadership. Ils s’appuient sur les recherches de Daniel Goleman sur l’intelligence émotionnelle en les appliquant au domaine du travail.
D’après leurs travaux, une émotion positive comme l’espoir a des effets significatifs sur :
- la santé psychologique et physique des personnes;
- les capacités de raisonnement et de résolution de problème;
- l’adaptabilité aux circonstances et aux personnes.
À l’inverse, des émotions négatives comme la haine, l’envie, le ressentiment provoquent des effets contraires sur la santé : anxiété, stress, sentiment dépressif. Avoir un projet d’organisation qui nous inspire de l’espoir est non seulement bon pour la performance, mais aussi pour la santé.
En conclusion, les organisations humaines dans lesquelles nous travaillons remplissent toutes une fonction utilitaire en livrant un produit ou un service. Mais elles sont aussi des communautés vivantes, des lieux d’appartenance, de partage et de réalisation. La détresse qu’on y retrouve est souvent symptomatique de fragmentation et de perte d’un sens commun. Un leadership qui anime ces communautés d’un sens partagé peut en nourrir la vitalité et prévenir beaucoup de détresse.
Bibliographie choisie
Barrett, F.J. & Fry, R. E. (2008). Appreciative Inquiry: A Positive Approach to Building Cooperative Capacity. Chagrin Falls, OH : Taos Institute Publications.
Collins, J. (2001). Good to great. New York : Harper Business.
Genelot, D. (2001). Manager dans la complexité. Paris : Insep consulting.
Jacquard, A. (2005). Travailler en réseau dans un monde de plus en plus complexe. Québec : Esse Leadership.
Mintzberg, H. (2007). La Presse Affaires, 14 avril 2007.
Senge, P (2004). Presence: Human purpose and the field of the future. Society for Organizational Learning.
Sérieyx, H. (2005). Travailler en réseau dans un monde de plus en plus complexe. Québec : Esse Leadership.
Zeitouni, J.-M. (2008). Jouer son rôle de leader, sans fausse note! Québec : Magazine Vivre, Sep.-Oct. 2008.
Je remercie Liliane Auger et Pierre Agard pour leur généreuse collaboration à la rédaction. Texte original publié dans la revue Spiritualitésanté, Vol. 3, No 1 (Fév. 2010).