Apprécier en tant que collectif : Ken et la loi de la situation

Lorsque j’effectue moi-même l’exercice du leader marquant, mon exemple personnel d’un leader d’excellence  est celui de Ken Wollack.

Ken était président du National Democratic Institute (NDI) à Washington D.C. Il fut mon patron au milieu des années 1990 pendant mon mandat en tant que représentant sur le terrain au Burundi, en Afrique, une nouvelle démocratie naissante et déchirée par la guerre.

La qualité qui m’a le plus frappé chez Ken en tant que leader marquant était sa capacité à écouter et à trouver, grâce à cette écoute, des solutions à des situations très difficiles et complexes.

Une fois en particulier, sa capacité à écouter les faits et à évaluer avec nous la situation a permis de révéler la voie à suivre pendant un moment de crise de notre mission de deux ans au Burundi. Voici un moment mémorable de cette période, qui illustre bien le leadership appréciatif exceptionnel de Ken.

Le conseil d’administration du NDI s’est réuni à Washington D.C un matin d’avril 1996, et la première page du Washington Post de ce jour-là présentait une photo macabre intitulée « Massacre au Burundi ». Choqué par la nouvelle, le conseil a réagi de façon explosive : « Que faisons-nous encore là-bas? Ramenons nos représentants tout de suite! » La réaction fut unanime et sans équivoque. Notre président nous a téléphoné ce soir-là pour nous annoncer la décision du conseil : il fallait faire nos valises.

Mon collègue et vieil ami Jean Lavoie et moi étions abasourdis. Malgré les récentes attaques qui avaient eu lieu dans certains bidonvilles déchirés par la guerre, nous avions le sentiment que quitter le Burundi à ce moment précis serait la pire des décisions. Nous étions à quelques mois de terminer un outil pédagogique en kirundi et en français, qui soutiendrait les efforts éducatifs des années durant. Partir soudainement en réponse à ces récentes attaques ne ferait que récompenser les divisionnistes (des deux côtés) et leurs tactiques pour effrayer les partisans de la démocratie et de l’unification. Jean et moi, chacun à notre tour, avons essayé de convaincre Ken de revoir la décision du conseil d’administration exigeant notre départ immédiat. Nous avons demandé à Ken de retourner auprès des membres du conseil (ses patrons), de faire confiance à notre jugement sur le terrain et de réévaluer leur décision rapide afin que nous puissions achever notre mandat.

L’ambassadeur américain au Burundi, Robert Krueger, un des hommes les plus courageux que j’aie jamais rencontrés, est intervenu en notre faveur. Ken nous a ramenés à Washington, D.C pour réévaluer notre présence dans le pays. Ken aurait très bien pu dire : « Bon travail, maintenant, rentrez au bureau. » Mais Ken a écouté. Et ce qui m’a le plus impressionné, et qui m’a marqué pendant tout le reste de ma carrière, c’est la façon dont il a écouté lorsque nous nous sommes rencontrés pour réévaluer notre mission au Burundi dans son bureau à Washington.

Huit personnes impliquées dans le programme d’Afrique de l’Est, dont moi, étaient assises en grand cercle autour de son bureau. Nous étions tous là pour discuter de la possibilité de poursuivre nos efforts pour soutenir les fragiles institutions démocratiques, ou de partir en raison de l’insécurité croissante. C’était une situation complexe et nous étions tous très conscients que Ken aurait le dernier mot.

Il a amorcé la réunion en nous demandant notre opinion sur la situation. À ma grande surprise, il est resté très silencieux et a simplement écouté. Il a prononcé quelques mots, surtout pour poser des questions et approfondir. J’ai été surpris de la liberté qu’il nous a donnée pour nous exprimer. Mais j’ai été particulièrement surpris par l’évolution de la réunion. Un par un, nous avons partagé nos opinions et nos perspectives, il a posé des questions et, après nous avoir écoutés pendant près d’une heure, il a récapitulé en quelques mots l’essentiel de ce que nous avions dit. Il a ensuite proposé que nous retournions au Burundi pour terminer notre mandat, comme il se devait, tout en élaborant une stratégie de sortie. Une sorte de silence d’approbation planait dans la salle. Après de nombreuses discussions en montagnes russes sur cette question, Ken venait de résumer la meilleure stratégie en quelques phrases, ce qui nous a tous réunis en un instant. J’étais impressionné de voir comment un leader pouvait, simplement par une bonne écoute, nous amener à trouver la solution parfaite à une situation très complexe qui avait fait l’objet de tant de débats. Ken n’a pas eu le dernier mot en l’imposant; il a réussi à décoder ce que Mary Parker Follett appelait la loi de la situation. En nous renvoyant l’image de la situation, le dernier mot était en fait celui de la situation, que Ken, en tant que grand leader, nous avait aidés à déchiffrer. Puis, il avait fait en sorte que nous nous rassemblions derrière pour aller de l’avant.

Le leader démocratique n’est pas nécessairement celui qui possède le savoir, mais celui qui sait comment amener les gens vers un savoir collectif, un sentiment collectif et une volonté collective.

Ken a illustré ce que Follett appelait il y a un siècle en termes de prise de décision, obéir à la loi de la situation, un autre excellent exemple de management et de leadership scientifiques en tant que processus intégratif.

« Ma solution consiste à dépersonnaliser le fait de donner des ordres en unissant toutes les personnes concernées dans l’étude de la situation, pour découvrir la loi de la situation et lui obéir. […] Une personne ne devrait jamais donner un ordre à une autre, mais les deux devraient s’entendre pour prendre leurs ordres de la situation. […] D’un certain point de vue, on pourrait dire que l’essence du management scientifique revient à chercher la loi de la situation. »

— Mary Parker Follett